Longtemps,
j’ai préféré lire
à manger
 
 

 
Longtemps, j’ai préféré lire à manger. Ce que les docteurs ont appelé une anorexie, n’était en réalité qu’une addiction à la lecture, vice contre lequel je n’ai jamais trouvé de contre indications, à part l’accroissement de ma myopie…Je lis partout, tout le temps. Même le matin, enfant, abrutie par le sommeil, je commençais d’un œil vague, « c’est en 1827 que C.J. Van Houten inventa la méthode spéciale de torréfaction du cacao, qui est encore le secret de la Maison Van Houten… ». Je voyage avec un nombre incroyable de livres, jusqu’à neuf pour deux jours d’absence, au cas où…au cas où je m’ennuierai, voudrai changer, déciderai avec caprice de vagabonder. Il n’est pas rare que je dorme couverte de livres et de revues en lieu et place des couvertures. Le papier tient chaud, les mots des autres rentrent dans mes rêves.
 
Il y a peu de temps, j’ai pris conscience que je ne pourrais jamais emporter ma bibliothèque dans l’au-delà, cela m’a fait un choc. Je crois que la mort a longtemps été pour moi un espace où, séparée de tout, je pourrais encore lire. Mais non. Depuis je ne la regarde plus de la même façon, elle m’a trahie.
 
Je ne rentre pas dans une bonne librairie sans un frisson, l’odeur du papier, de l’encre, des étagères, tout me ravit, me transporte, m’exalte ; de même entrant dans une bibliothèque, je pense « tous ces livres que je peux lire encore pendant des millénaires ! ». Pour avoir longtemps travaillé à la Bibliothèque Nationale de France, rue de Richelieu, j’en ai gardé une sorte d’éblouissement. Ecrire, lire, prendre des notes au milieu de tous ces livres, de tant d’auteurs qui ont écrit pour nous transmettre une parcelle du monde, on se sent protégé et en même temps, rien. Une particule. Une poussière de livre.
 
Ma bibliothèque conserve toutes les strates de mes lectures. Les bibliothèques rose et verte, rouge et or dauphine et souveraine que je relis régulièrement, Les Exploits de Fantômette acheté à Saintes en 1963, 2,45 francs, il venait de sortir. Plus tard j’ai rencontré Georges Chaulet au Salon du Livre de Montreuil, .je lui ai confié mon admiration, combien son héroïne avait compté pour moi, il s’en moquait d’ailleurs, il m’est malgré tout resté un côté Fantômette très prononcé… Je rachète mes livres d’enfants, j’y retrouve des fragments de textes que je sais encore par cœur, -la sieste était longue à l’époque, il valait mieux lire-, je ne dormais pas et relisais sans fin…Et puis Hector Malot, Sans famille et En famille, un tableau du nord industriel, Jules Verne lu dans la collection Hetzel qui peuplait mes rêves dirigés vers 15 ans (ou comment choisir son rêve par la lecture), les Alice. Quelle déception quand j’ai appris que Caroline Quine était un collectif d’auteurs ! Cela explique rétrospectivement les contradictions du personnage ! J’étais fascinée enfant par « Fernand Nathan éditeur et tous droits réservés y compris pour l’URSS » ; d’ailleurs mon premier poème à 8 ans porte cette mention. Si on continue dans la bibliothèque adolescente, on trouve les explorations dans la bibliothèque des parents, Carco, Hougron, Martin du Gard, Françoise Sagan et la découverte dans Aimez vous Brahms du sexe masculin « doux comme une paupière » et mai 68 surtout marqué par la Mousson de Louis Bromfield, un festival de bubons et de noyades !
 
Je retrouve dans la bibliothèque de ma chambre les livres de la période féministe, tous les Jane Austen, les Katherine Mansfield et Virginia Woolf, lus sous la tente au camping du Truc vert ou nue sur la plage du même nom face à l’océan Atlantique, comme Djuna Barnes à Elounda en Crète, dans les galets brûlants. Beauvoir aussi lue in extenso l’année du bac, et mon but l’imiter en tout, en amour comme en philosophie.
Après le bac, L’homme sans qualités de Musil, un choc physique à 20 ans, plus jamais la même, les Rougon Macquart lus en moto. Vous l’avez compris, je suis une folle de la lecture, je crois que je préfère lire à tout. Oui, à tout. Je pèse mes mots.
 
Dans la bibliothèque de la chambre, un rayon est réservé aux romans anglais (il y une Logique sans peine de Lewis Carroll que l’on m’avait prêtée et que je n’ai jamais rendue volontairement, Alice au pays des merveilles en plusieurs versions, Sylvie et Bruno), délicieux de logique mathématique bouffonne et dessous le rayon allemand avec Thomas Mann et surtout Ernst Weiss L’aristocrate, L’Epreuve du feu, Le Témoin oculaire, le méconnu, celui qui a négocié pour Kafka la rupture de ses fiançailles, qui s’est suicidé à l’entrée des allemands en France, et qui me transporte autant que Rilke d’ailleurs, le lire est une sorte d’extase continue, plus loin Hermann Broch, rugueux et difficile mais indispensable, plus que Günter Grass.
Plus bas, les rayons surréalistes, des textes presque introuvables Leiris, Péret, « péter dans la soie, c’est bien, chier dans le vison, c’est mieux ! », Dionys Mascolo et sa lettre à Robert Anthelme Sur un devoir de mémoire, Jacques Vaché dont j’ai retrouvé en 81 à la suite d’une enquête serrée à Nantes les dessins, mes Champs magnétiques dédicacés par Philippe Soupault avec lequel j’ai entretenu une correspondance pendant quelques années et qui m’incita à écrire, et les pièces et romans érotiques de José Pierre, critique d’art, théoricien du surréalisme, magnifique de sensualité et dont j’ai produit en 81 Le Vaisseau amiral, une oeuvre entre Ubu et Garcia Marquez. Il faut dire que j’ai connu tous les surréalistes d’après la guerre et répertorié les archives Eluard à Saint-Denis. J’étais la petite jeune au milieu de ces graves poètes qui se déchiraient encore. Mais leur rencontre comme celle d’Elisa Breton au milieu des objets d’André Breton dispersés depuis, est un souvenir encore bouleversant. Je crois que je n’ai pas pu dire un mot tellement j’étais émue.
 
Sur le rayon du bas, des livres de Sapho, des poésies persanes, des albums de Conan Doyle composés comme des dossiers d’enquête avec des pièces à conviction, comprimés de strychnine dans des sachets, bagues, lettres manuscrites, cartes de visite, bouts de flanelle, pour découvrir le coupable d’Une étude en rouge par exemple …Dommage, la collection a disparu.
 
Polar ? Non à part les anglaises, Agatha Christie, Ruth Rendell et Patricia Cornwell (génial son livre sur Jack L’Eventreur, personne ne dit qu’elle a découvert son identité grâce à l’ADN mitochondrial!!!). Simenon aussi, Maigret pour l’été. A 13 ans, j’ai essayé Touchez pas au grisbi , j’en ai gardé une horreur épouvanté quand le héros, le ventre troué par une balle, se retourne sur son banc et que toutes ses tripes tombent par terre, d’écrire ça encore, cela me soulève le cœur, j’ai refermé le livre, horrifiée. Le polar m’a perdue ce soir là. J’adore les enquêtes vraies, la vérité sur le dahlia noir par Steve Hodel, policier, qui a démontré que son père était l’assassin du dahlia noir, mais pas Ellroy, pas réussi à le lire, trop viril, trop gun, tout ce que je déteste. Le besoin masculin du revolver.
 
Dans la bibliothèque du salon, les albums jeunesse, ceux dont je faisais la critique à FR3, Quand papa était loin de Maurice Sendak dont je ne prononce pas le titre sans pleurer ou Boréal express, une histoire de train, je pleure aussi à la dernière ligne, ou Claude Ponti Adèle et ses 120 petits, lu et relu avec là aussi, (pourquoi ?), cette phrase qui me coupe la voix comme lorsque je lis la madeleine de Proust : « il y a un chemin, elle décide de le prendre, c’est un mauvais chemin qui fait exprès de perdre les gens », Yvan Pommeaux et ses corbillons en colère, véritable petit théâtre de volatiles.
Si on continue dans le salon, le rayon philosophie, pléthorique mais nécessaire. Sans philosophie, pas de bien être. Deleuze, Qu’est-ce que la philosophie ?, Serres Histoire de la géométrie, Jouvence sur Jules Verne, Les cinq sens, Bachelard et les poétiques, François Julien (Eloge de la fadeur, Le sage est sans idées), mais aussi Platon, Aristote, Michel Onfray, Dominique Maingueneau, Denis Vasse,…mes professeurs de Nanterre, Anne Cauquelin, indispensable sur l’art contemporain Le décept, Gilles Lascault sur le maquillage, Michel Bernard, L’expressivité, mon maître et ami, fondateur des études sur le corps en France et théoricien de la danse, je lui dois toute la structuration de ma pensée…
En descendant les livres d’art…je passe, il y en a trop. Les livres sur le corps, encore de la philosophie, de la sociologie, et puis tous les ouvrages sur le parfum qui ont étayé mes propres ouvrages sur le maquillage et le parfum, Georges Vigarello pour la propreté, Umberto Eco pour la sémiologie et l’humour Comment voyager avec un saumon mais aussi Apostille au nom de la rose, Catherine Kintzler et l’opéra français, et Huysmans, découvert une nuit en 79 à Sarlat par la bouche d’un poète magnifique et qui me raconta les messes noires de Là bas pendant des heures ! Du coup, j’ai voué à Huysmans quelques années de ma vie… ses parfums de datura, d’héliotrope, de seringa, d’opoponax…puis tous les textes des nez et des chimistes de l’olfaction.
En haut, un rayon religieux. Il faut bien. Un ouvrage étonnant La Raison des gestes dans l’Occident médiéval de Jean-Claude Schmitt, Mircea Eliade, un peu de symbolisme, Bouddha mais surtout des contes zen, et Lin Tsi Entretiens, un moine bouddhiste du VIIIe siècle après J.C, qui donne des coups de bâton pour provoquer l’éveil dès qu’on lui pose une question !
 
Je lis peu de romans, surtout des romans contemporains mais avant tout des essais, beaucoup d’essais sur des sujets aussi variés que Ethnologie de la chambre à coucher de Pascal Dibie, ou Histoire de la merde de Dominique Laporte. « Ecrite la merde ne sent pas » a écrit Barthes. Mais si ! Ce livre est un délice scatologique ! Plus loin, Ethnologie de la pâtisserie un livre de saveurs où la matérialité gustative et olfactive de la langue est incandescente, pas besoin de manger les gâteaux dont il est question, La Culture des individus de Bernard Lahire, fondamental pour comprendre les pratiques culturelles. Beaucoup d’essais sur des sujets aussi différents que le diable, les forêts, le vin, Hélène Keller, une médium,qui voyagea sur Mars, le docteur Blanche, les rêves sous le 3e Reich, les souliers…
Dessous, les biographies, l’étagère qui repose, Cocteau, Rimbaud, Mao, Descartes, Spinoza, Kant, Nietzsche, Sachs, Lou Andrea Salomé, Pascal, Belgiojoso, Sand…c’est fou comme la découverte de la vie des autres rassure sur la sienne !!! En même temps, cela évite d’ingurgiter de pesants in folio d’Histoire.
 
En voyage, je ne lis jamais ce qui est lié au voyage mais toujours à côté. Sur le porte container qui m’emmenait aux Antilles,-11 jours de mer et une bibliothèque d’un mètre carré-, Les Confessions de Rousseau, Pêcheurs d’Islande (lus à 9 ans et traumatisée par la mort du héros, j’ai été sur sa tombe à Reykjavík au printemps dernier). En Amérique latine, de Andrade, Vargas Llosa, mais en Grèce le plus souvent possible car régulièrement un besoin de Grèce se fait sentir, je lis mes chers grecs, Varnalis, Ritsos, Séfiris, et des carnets de voyage, Bouvier, Durell, Miller.
 
La poésie, assez peu. Pourquoi ? Parfois, je la trouve trop compassionnelle. Mais je lis Pessoa avec passion, Paz, Guillevic, Deguy, Montini, Reda,…
 
Et le théâtre ? Tardivement. Bien qu’ayant appris à lire dans La cantatrice chauve, cette lecture est plus récente. Paradoxalement, je préfère lire tout ce qui est autour bien que j’aie une armoire entière de textes théoriques, historiques, linguistique, stylistique, pragmatique du langage théâtral et de pièces. J’ai même hérité de cinq bibliothèques de théâtre ! Je croule sous les Avant-scènes, les Petites Illustrations des années 30, les ouvrages de la Bibliothèque d’histoire du Théâtre, des livres merveilleux et introuvables que mon père avait patiemment achetés. Mais pour moi, le théâtre est une aventure orale, on en parle, on en fait, on le répète, on le raconte, on le transmet par le corps, par l’exposé, par le jeu, par débat, (ah ! Avignon en 71, quelles engueulades !), par imitation, par découverte, par exploration, par déception, par colères ! Je lis beaucoup de théâtre, mais je préfère le rejoindre par le roman, l’essai, ou les représentations.
 
Je m’arrête, car tous mes livres me rappellent le lieu où je les ai achetés, la position dans laquelle je les ai lus, le parfum des pages (un Alice au pays des merveilles qui sentait le poivre !), ce que je grignotais en les lisant, mes émotions…Lu dernièrement un Jean-Charles Masséra qui m’a fait beaucoup rire sur la société néolibérale par exemple sur la route de La Chauds de Fonds…Tous ceux que je garde, me sont indispensables, mais j’en envoie à ma marraine qui, à 90 ans, se régale de Houellebecq, ou de la biographie de Malraux…J’en donne, j’en envoie à l’étranger. Ma mémoire, qui ne sait pas jeter grand-chose, est une autre bibliothèque invisible mais pléthorique. Alors peut-être que dans le néant, mes petites cellules temporales garderont pour passer l’éternité, un peu des mots humains qui m’ont aidée à vivre.