AXE MAJEUR

Dominique Paquet
 
 
 
Retour Actualités
Retour Théâtre et Cité
 
 
(Deux hommes H1/H2)
 
H1
Où l'as-tu vue ?
H2
Sous le grand cadran, tu sais, à la gare RER Saint-Christophe, ce cadran terrible qui décompte tous nos actes… un samedi, tout de suite je l'ai aperçue mieux que les autres qui ne se dessinaient pas sur fond de foule, mais elle, oui, un peu perdue, un peu seule, cette peau claire, sous un soleil de printemps, et puis je ne sais quoi de bleu dans ses yeux…
H1
Un choc ? Un désir ?
H2
Elle s'est fondue très vite dans la foule. Je l'ai suivie dans le marché, perdue. Croisée quelques instants plus tard mangeant des fraises achetées en vrac, la bouche barbouillée de rouge. Puis musardant entre les boutiques et s'arrêtant devant celle d'un hâbleur, vendeur de panoplies, tu sais, de celles que l'on ne porte pas la journée…soubrette, infirmière, dominatrice… " Une coquine ", ai je pensé.
H1
Ou une curieuse ? Une enquêtrice.
H2
Elle ne me donnait qu'un profil, ou son dos, bifurquant dans le dédale du marché, mais surtout voilée par les autres. Je volais un fragment de boucle, un fragment de bouche, la foule me la captait, me l'emprisonnait par quartiers, par huitièmes, par totalité. Elle se dirigeait vers la sortie, finalement glissait vers la Place des Colonnes, la tour Belvédère. Là, le paysage circulaire me la rendait presque entière.
H1
Donc tu t'es précipité ? Tu l'as abordée ?
H2
Non. Pourquoi déjà ? J'ai aimé le découpage de sa silhouette par les épaules des promeneurs, par les hanches, les dos inconnus, les niquabs et les chapeaux de soleil. C'était comme si le destin avait décidé- plus tard j'ai pensé ça que le destin, oui, j'y crois, à force d'échecs, - que le destin avait décidé de me la donner par bribes. Et non pas des bribes de pensées ou de voix. Jusque là elle était muette. Mais de peau, d'œil, de cil, de front, de joue, de mains pour ne parler que de sa peau nue. Et ces bribes me suffisaient, pour l'instant.
H1
Une façon de cultiver la frustration ? Ou le masochisme ?
H2
Pas du tout. Plutôt une manière de l'envisager. Plantée au pied de la tour, elle regardait les façades délavées et les glissures de pluie sale le long des jointures de pierre, comme éblouie par un jeune soleil. Puis elle a délibérément emprunté l'axe majeur.
H1
Ce ne devait être qu'une touriste !
H2
Je ne sais pas, je ne savais pas encore. Oui, une visiteuse, peut-être. Ca ne t'est jamais arrivé ces brusques envies de filer quelqu'un juste pour le plaisir d'inventer sa vie. De trouver des signes, des indices comme dans un polar…
H1
Si. Enfant. Dans l'ennui des cours d'école. Après j'ai préféré aborder la personne plutôt que de me leurrer d'illusions !
H2
Appelle cela de l'illusion, si tu veux. Rien de tel pour moi à ce moment là. Elle est descendue lentement vers le verger des Impressionnistes, elle qui ne m'était pour l'instant que désignée par pointillés, par touches, sur l'escalier de pierre. Puis la foule s'est estompée, sa silhouette… j'étais loin, vingt, trente mètres, m'était enfin donnée entière, mais sans sa peau, ni ses yeux. J'essayais de traduire cette silhouette, ce dos. Une impression de force, de détermination. Une démarche presque militaire avec une façon de cogner les talons régulièrement…oui, je les entendais, la pierre me renvoyait un claquement régulier, impatient. Elle s'est glissée entre les colonnes, colonne elle-même, palmier sur fond de ciel. Ensuite, elle est arrivée à l'amphithéâtre. Un groupe piqueniquait, elle les connaissait, j'ai reçu fragmentés encore par l'air, les éclats d'une voix grave, étrangement apprêtée, précieuse.
H1
Une silhouette jeune et une voix fabriquée ?
H2
Pas du tout. Elle adoptait des rythmes différents…tantôt trainante et apprêtée, tantôt brusquement rapide, sèche, cassante. Très modulée et déconcertante. Elle a fini de converser, a emprunté la passerelle jusqu'à l'ile, a disparu. J'ai couru, car à ce point du paysage, il n'y a pas moyen d'en sortir.
 
H1
Sinon à la nage !
H2
Et l'axe devient invisible.
H1
Ou en barque. A moins qu'elle se soit cachée dans le reflet de la pyramide ?
H2
Oui ! Elle nageait bien sûr, parcourant rapidement le lac d'une brassée longue et profonde, je la perdais de vue, moi ne nageant pas, tu sais, si lourd je suis, souviens toi, j'ai failli me noyer trois fois…
H1
Donc tu es passé par la route ?
H2
Oui, elle a dû traverser la rivière, puis la prairie du futur Louvre, marcher longtemps, mais dans quel but, sinon exploratoire ou marathonien…J'ai erré une partie de la journée ne sachant pas si elle allait poursuivre le long de l'axe devenu invisible. Finalement je l'ai retrouvée à Port Cergy où elle godillait dans une yole…elle disparut encore et je ne savais pas où la retrouver…
H1
Plusieurs possibilités s'offraient à toi. Pontoise, le château, les bords de l'Oise…
H2
Oui mais laquelle choisir ? J'avais peur de la perdre, tu vois je ne pouvais pas comprendre comment elle avait pu traverser la prairie du Louvre, puis se retrouver godillant dans une barque…
H1
Sauf à faire un repérage des circuits et des moyens de locomotion de l'agglomération ?
H2
Tu penses qu'elle préparait un circuit ? Ce que je te raconte te fait penser à une sorte de repérage touristique ? (sourire) Mmmmm. Tu lui inventes une vie de guide ? Moi, je n'en étais pas là, je cherchais toujours les raisons de sa déambulation…
 
H1
Peut-être qu'elle préparait un circuit d'incentive ? Tu sais, ces voyages, ces épreuves,- team building !- que s'infligent les cadres sous la pression des supérieurs ? Marcher sur des charbons ardents, tourbillonner dans les marmites d'un torrent en parlant de niche marketing, descendre en kayak des rivières en crue, escalader des falaises à pic, tout cela pour consolider une équipe, se prouver qu'ils sont au dessus des lois physiques, et comprendre par métaphore les relations en entreprise…
H2
Oui, ou comment faire face aux séries de suicide…Je sais. Tu imagines donc qu'elle venait de l'Essec ? Oui, cela était possible parce que je la retrouvais à la sortie de Port Cergy dans le parc qui monte à l'école. Aussi me suis-je dit comme toi… " Elle est en repérage pour une équipe d'étudiants ou elle est en train de concevoir un rallye de 'joyeux' télé acteurs décidés à en découdre… "
H1
Bon, mais Cergy n'est quand même pas la forêt amazonienne !
H2
Quoique… (Sourires) Elle est montée jusqu'à l'Essec et puis a rejoint le carrefour, toujours très décidée et à peine mouillée par sa traversée du lac. Elle s'est dirigée vers la rue…là où les travaux, les creusements envahissent tout l'espace.
H1
Oui, au-delà de la passerelle interrompue…elle me plaît cette passerelle, je l'emprunte souvent, elle était banale avant… mais là maintenant, ouverte sur rien…fascinante.
H2
Je me suis approché mais toujours loin, toujours à distance…
H1
Parce qu'au fond tu ne voulais pas lui parler ? Juste imaginer qui elle était ? Te fabriquer une sorte de destin dans cet après midi oisif ? Ou te risquer à découvrir…rien d'intéressant à son sujet ?
H2
Peut-être. Non. Je te jure, elle avait un mystère. Je ne savais pas encore pourquoi je l'avais suivie, peut-être à cause de cette pâleur, de cet azur, de ces yeux, de ce pas militaire et déterminé ; une ensemble de signes qui ne coïncidaient pas, ne fabriquait rien de sensé, rien d'ordonné, mais qui me troublaient. Sans doute par leur incohérence.
 
H1
Donc tu arrives aux travaux…
H2
Ce sont ceux d'un futur théâtre dédié aux écritures contemporaines. Elle a regardé le gouffre…les fondations… Son regard faisait lever dans l'air, cet invisible édifice qu'elle rendait visible tout d'un coup…palpable jusque dans ses détails…
H1
Cela s'appelle un mirage ! Ou une hallucination !
H2
Non ! Puisqu'elle s'est engouffrée dans l'architecture invisible de ce théâtre et que je m'y suis glissé à sa suite ! Ce n'était pas l'heure d'un spectacle, je n'ai croisé personne parce que tout se passait dans la salle, j'y suis rentré. La lumière éclairait violemment un décor de portes…portes basses, cochères, à mi hauteur, portes de salon, à moulures, porte fenêtres…
H1
Bien sûr, tu étais dans la zone travaux…réfléchis !
H2
Je n'ai pas eu le temps de discerner l'imbroglio de portes, l'une s'est ouverte, elle est entrée. Et c'était comme si la lumière s'ajoutait à la lumière, le temps se coalisait en une seconde unique, une goutte de temps immédiatement palpable, ce qui n'avait jamais été le cas l'après midi dans la poursuite…où non plus sa silhouette, mais son visage m'était donné. Impérieux et tendre. Une moue de tristesse parfois tandis qu'elle avançait sur la scène et qu'une voix dans le noir lui criait : " On va le refaire parce que l'intention n'était pas à son maximum, tu entres mais tu ne sais pas pourquoi, tu penses la trouver là, ton amie, et les personnes que tu as croisées dans le couloir t'ont dit d'entrer, un peu comme si elles étaient " les aides et les serviteurs " d'un destin, tu sais comme ceux dont parle Solness dans " Solness le constructeur d'Ibsen", donc tu entres…
H1
Une comédienne ! Une comédienne de boulevard évidemment avec toutes ces portes !!!
H2
Pas du tout ! Un texte contemporain. Elle a recommencé…recommencé…rouvert…rouvert cette porte…je ne sais plus laquelle peu importe, à chaque entrée, la lumière et la scène se remplissaient des fragments de corps, de silhouettes, de voix que j'avais saisis, happés, volés au fil de l'axe majeur, si bien que les souvenirs et les émotions présentes emplissaient tout et se liaient ensemble pour former un tout homogène. Mais pas trop dense. Pas fermé. Je veux dire que je ne me faisais pas une idée d'elle, elle était cette idée rassemblée par la coalescence de la lumière et de l'ombre de la salle par sa voix étrangère qui murmurait un texte et celle du metteur en scène passant de l'ombre à la lumière comme un fantôme, rien que pour faire advenir ce miracle d'unité…
H1
Et alors ?
H2
Cela s'est imposé à moi. Cela ne m'a plus jamais quitté. C'est arrivé avec une brutalité qui n'a plus laissé de place au doute, ni à l'interrogation, ni à l'hésitation, ni même à la crainte. Elle a fermé la porte vitrée…oui, en te parlant, je me souviens elle était vitrée, une sorte de porte de train, tu vois, je la percevais par transparence, elle a fait un signe de la main, j'ai pensé " c'est son rôle mais je prends ce geste pour moi "…Non, elle m'avait vu parce que la lumière s'était déplacée un peu, me découpant à mon tour sur fond de salle et le metteur en scène aussi s'est retourné et nous a regardés nous regardant…et j'ai pensé effrontément pour jamais : j'aime cette femme.
Noir